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M. Francesco Frangialli

Secrétaire Général

Organisation mondiale du tourisme

Interview with
M. FRANCESCO FRANGIALLI


Secrétaire Général Organisation mondiale du tourisme

Madrid, 10 Février 2003

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L'année 2001 a été une année particulièrement difficile pour le secteur du tourisme. Par contre, l'année 2002 a vu une nette amélioration de la situation sauf dans la région de la Caraïbe. A quoi tient cette évolution ?

Exactement. L'année dernière, le tourisme mondial s'est plutôt bien comporté. La surprise a été bonne parce que nous avons eu une croissance au niveau mondial de 3 pour cent en nombre d'arrivées. Ce chiffre significatif démontre que le tourisme est extraordinairement résistant. En effet, de nombreux facteurs ont joué contre lui : les difficultés économiques des grands pays émetteurs, le 11 septembre et les actes terroristes ultérieurs, dont les derniers ont eu lieu à Djerba, à Mombasa et à Bali. Pourtant, malgré tout, nous avons une croissance positive.

La région qui résiste le moins bien est la région des Amériques qui cumule deux handicaps : la faiblesse du marché émetteur des États-Unis et l'appréhension des Américains à voyager en avion, d'une part, les difficultés économiques de quelques grands pays comme l'Argentine, le Venezuela et le Brésil, d'autre part. Malgré cela, la diminution n'est que de 0,5 pour cent.

Ces facteurs font que pour la première fois, l'Asie de l'Est Pacifique dépasse les Amériques comme grande destination du monde : 130 millions d'arrivées contre
120 millions pour les Amériques.

Au sein des Amériques, les Caraïbes sont les plus touchées avec une diminution de moins 3 pour cent. Bien sur, les Caraïbes dépendent davantage que les autres destinations du marché émetteur des États-Unis. En conséquence, nous pouvons penser que lorsque l'économie américaine repartira et que le choc du 11 septembre commencera à s'atténuer dans les esprits, les Caraïbes, aussi, bénéficieront d'un redémarrage de leur économie touristique.

Il semble d'ailleurs que ce redémarrage a déjà eu lieu pour l'industrie des croisières, durement affectée durant l'hiver 2001/2002 par le 11 septembre. Pourtant, à partir de l'été dernier, cette activité s'est redressée de façon spectaculaire. C'est le secteur de l'industrie touristique américaine qui a récupéré le plus vite, beaucoup plus vite que le secteur du transport aérien par exemple.

De nos jours, le tourisme représente dans de nombreuses destinations de la Caraïbe, un pilier important de l'économie. Désormais plus important que la canne à sucre à Cuba ou que la banane et la canne à sucre réunies dans les îles françaises de la Guadeloupe et de la Martinique. Le tourisme est maintenant l'industrie dominante avec son dynamisme, mais aussi avec ses fragilités intrinsèques.

Pour parler du redémarrage de l'industrie dans la zone, vous avez parlé des croisières. Voyez-vous un besoin de diversification des produits qu'offre cette région, afin d'avoir des chiffres plus solides ?

Tout à fait. Beaucoup de destinations ont vécu et se sont développées uniquement sur le tourisme de plage traditionnel.

De ce point de vue, les croisières sont un aspect de la diversification, bien qu'il soit loin d'être le seul. Il y a beaucoup de destinations insulaires pour lesquelles le nombre d'arrivées par croisière dépasse le nombre d'arrivées traditionnelles par avion. Naturellement, les mécanismes et comportements économiques sont différents dans chacun des deux cas. Le passager qui vient avec un bateau de croisière (c'est le cas d'une grande majorité des Américains du Nord), séjourne sur son bateau et la dépense qu'il effectue à terre est relativement limitée.

De plus, il y a une très grande inégalité entre les îles dans la manière dont elles captent et bénéficient du tourisme de croisière. Certaines îles anglaises en tirent un très grand profit, alors que d'autres, comme l'île française de la Martinique, n'ont pas été capables de bien organiser leur produit et la dépense à terre des voyageurs est extrêmement limitée. Pourtant, la Martinique possède une rade fantastique, l'une des plus belles des Caraïbes pour accueillir les bateaux de croisière.

Il y a également des déséquilibres entre, d'une part, les compagnies de croisières, puissantes économiquement, et, d'autre part, les îles qui accueillent les bateaux. Ce sont des destinations parfois modestes et avec un pouvoir d'influence politique limité, si bien que leur " bargaining power " est déséquilibré à leur détriment.

J'indique que notre Organisation vient de publier un rapport sur l'économie des croisières dans le monde avec deux points d'accrochage : la Méditerranée et la Caraïbe. Prochainement, durant un séminaire qui aura lieu à Porto Rico, nous allons présenter les conclusions de cette étude et travailler pour valoriser ce produit avec les pays de la Caraïbe membres de l'OMT.

Bien évidemment, la croisière n'est pas la seule voie de diversification possible par rapport au tourisme balnéaire traditionnel dans les Caraïbes. Il y a toute une série de formes de tourisme actif, comme le golf, qui sont un complément. Les produits de l'écotourisme commencent également à devenir intéressants dans certaines destinations qui ont la capacité de le développer. L'année dernière, nous avons profité de l'Année internationale de l'écotourisme déclarée par les Nations Unies, pour mettre en valeur ces produits.

Par ailleurs, il y a une réflexion, à laquelle l'OMT entend contribuer, sur le tourisme intérieur dans les îles ou pays littoraux de cette région. La population, ainsi que le tourisme, sont généralement concentrés sur la périphérie, c'est-à-dire, sur le littoral. Le tourisme en bord de mer entre ainsi en concurrence pour l'occupation de l'espace avec l'implantation des populations traditionnelles, les axes de transports, les zones industrialo-portuaires, les activités de pêche et l'agriculture. Généralement, l'intérieur de ces îles est resté beaucoup plus traditionnel. Il y a pourtant là un potentiel même s'il est de différente nature. Il repose davantage sur la petite hôtellerie familiale indépendante, sur les bed and breakfast, sur les activités de découvertes ou d'écotourisme. C'est sans doute une forme de tourisme qui apporte davantage à la population et pour laquelle une plus grande partie de la valeur ajoutée demeure dans les économies insulaires.

Le problème central de ces destinations insulaires est d'abord le fait qu'elles sont fragiles sur le plan écologique - la mer, les plages, les fonds sous-marins, sont fragiles - et qu'elles sont petites. De plus, ce sont des destinations où l'économie n'est pas fortement diversifiée et où les " fuites " dans le système sont fortes, notamment les importations induites. En clair, une partie de la dépense touristique considérable sort de l'économie, soit sous forme de rapatriement de bénéfices, soit sous forme d'exportations induites résultant de l'achat à l'extérieur des matériaux et des consommations intermédiaires nécessaires pour le fonctionnent des hôtels.

Comment, dans ces pays, mesurer l'impact économique du tourisme est un thème important. Nous allons conduire prochainement pour les pays de la Caraïbe des séminaires sur notre méthodologie de compte satellite du tourisme et sur la manière de développer des types de produits touristiques plus durables, conservant davantage de valeur ajoutée pour les économies insulaires. C'est là, à mes yeux, la problématique de fond de ces destinations.

Vous avez pendant votre mandat de Secrétaire général promu un code éthique du tourisme. Lorsque vous parlez de développement durable, quel rôle peut jouer ce code dans le développement de ces pays ?

Le Code mondial d'éthique du tourisme part de deux considérations. La première est que le tourisme est une activité économique majeure mais aussi un phénomène complexe. Nous n'avons pas encore les chiffres des revenus de 2002, mais, en 2001, il a représenté 464 milliards de USD. Ce chiffre correspond uniquement au tourisme international, sans compter le tourisme domestique ; en d'autres mots, les touristes qui ont passé au moins une nuit dans un autre pays, y ont dépensé 464 milliards de dollars, ce qui est considérable. Selon les années, ce chiffre peut être plus important au niveau mondial que les exportations pétrolières ou encore que l'exportation de voitures et autres matériels de transport.

Aussi important soit-il, le tourisme est pourtant davantage qu'un phénomène économique. Il y a aussi des facteurs sociaux, culturels et environnementaux qui sont en jeu. Une relation, riche et complexe, parfois de dépendance, s'établit entre ceux qui visitent et ceux qui reçoivent. Le Code mondial du tourisme a pour ambition d'appréhender cette relation dans sa complexité et quelquefois dans son caractère peu satisfaisant. Le tourisme apporte beaucoup mais en même temps, il peut déstructurer les communautés d'accueil, porter atteinte à l'environnement, véhiculer avec lui des phénomènes négatifs, tels que l'exploitation exacerbée des travailleurs ou la prostitution des enfants… C'est ce qu'essaye d'appréhender le Code mondial d'éthique du tourisme.

La deuxième ambition de ce Code d'éthique est de trouver une voie acceptable pour la libéralisation nécessaire des échanges de services touristiques au niveau international. Plus la liberté économique est grande, c'est-à-dire qu'il est facile d'acheter ou de vendre des prestations touristiques, de transférer des capitaux, de se déplacer, d'investir, mieux le tourisme se porte. En même temps, il est important que cette libéralisation respecte un certain nombre de principes, car sinon la nature même du produit est affectée. C'est l'un des points d'application les plus fondamentaux du concept de développement durable. Libéraliser les échanges touristiques en conservant un visage humain à cette activité, voilà notre ambition !

Je crois que la démarche de l'OMT a été positive puisque nos 140 pays membres ont exprimé à travers le Code mondial d'éthique du tourisme, une vision commune de leur développement. Il n'était pas évident que l'Allemagne et l'Iran, le Canada et le Pakistan, acceptent de partager une vision commune, au-delà de leurs différences de culture, de religion et de niveau de développement.

Ce Code a reçu également un très bon accueil de la part de l'Assemblée générale des Nations Unies, à laquelle je l'ai présenté il y a un peu plus d'un an. L'étape suivante a été, l'été dernier, de faire référence au Code mondial d'éthique lors du Sommet de développement durable qui s'est tenu à Johannesburg. Ce Sommet de la Terre, intervenant dix ans après celui de Rio de Janeiro, a inscrit le tourisme à son ordre du jour :
le développement durable du tourisme est affirmé comme une volonté des pays qui ont participé au Sommet, comme l'atteste le paragraphe 43 du plan d'action, adopté par cette grande conférence internationale. Cette reconnaissance a eu lieu en 2002, Année internationale de l'écotourisme.

Le tourisme durable est la dimension positive et créatrice du tourisme. C'est aussi la manière dont le tourisme peut le plus efficacement lutter contre la pauvreté. Il y a des régions du monde, notamment des régions d'agriculture traditionnelle, qui par leur éloignement, leur situation, l'acuité de leurs problèmes démographiques ou économiques, ne sont pas des régions où il y aura jamais une grande industrie moderne, ni même l'implantation de nouvelles technologies. Il n'y a pas beaucoup d'alternatives de diversification dans ces zones rurales pauvres pour remplacer l'agriculture traditionnelle, et le tourisme y est dans certains cas, l'une des options qui favorisent le plus la croissance économique, la création d'emploi et donc l'allègement de la pauvreté.

Les chiffres de l'année 2002 ont été assez encourageants malgré les événements de l'année 2001. A quoi se doit cette amélioration progressive du tourisme, du nombre de visiteurs ?

Les années 2001 et 2002 ont confirmé ce que nous savions déjà du tourisme : c'est une activité vulnérable et en même temps résistante. Elle est vulnérable lorsqu'il y a des actes terroristes, des guerres, de grandes catastrophes environnementales : nous le constatons tristement ici, en Espagne, avec ce qu'il se passe en Galice. Face à ces agressions, le tourisme souffre, et quelque fois réagit de manière plus que proportionnelle à la gravité de l'événement. C'est pourtant en même temps une activité résistante. Cela peut sembler paradoxal, mais c'est ainsi. La demande de vacances, de loisirs, de découverte, de déplacement -y compris d'ailleurs la demande de déplacement pour des motifs professionnels- demeure extrêmement forte quelles que soient les circonstances. Alors, durant une crise comme celle qui a commencé le 11 Septembre, celle de Bali ou comme peut-être demain celle de l'Irak, le consommateur est pris dans un dilemme : il veut partir mais en même temps, hésite à aller dans telle ou telle destination pour des raisons de sécurité.

Un certain nombre de phénomènes découlent de cette hésitation. Le voyage est souvent modifié, réduit ou bien encore différé, ce qui explique pourquoi, après une grande crise, il y a parfois un rebond plus que proportionnel. C'est ce qui s'est passé, par exemple, avec la guerre du Golfe en 1991. Cette année-là, il n'y a pas eu de dépression, seulement une croissance faible de 1,5 pour cent. Ensuite, l'année 1992 a été une année d'explosion du nombre de départs. Il y a donc eu un phénomène de compensation dans le temps.

On observe également des phénomènes de compensation dans l'espace. Le touriste, face à une crise, décide tout de même de partir, mais se dirige vers d'autres destinations. Nous l'avons souvent vu que lorsqu'il y a des troubles au Moyen-Orient ou en Méditerranée Orientale : les touristes-consommateurs cherchent à partir vers le même type de destinations ; soit ils se dirigent vers la Caraïbe, soit vers la Méditerranée Occidentale, c'est-à-dire vers le Portugal, l'Espagne et l'Italie. S'y ajoutent des phénomènes de transfert du tourisme international vers le tourisme domestique.

Nous avons rendu hier publics des chiffres de 2002, qui révèlent une croissance que nous évaluons à 3 pour cent, ce qui représente 715 millions d'arrivées de touristes internationaux. Ce chiffre n'inclut pas le tourisme à l'intérieur des pays. Or nous pouvons penser que, dans un certain nombre de cas, le tourisme intérieur a été substitué aux départs à l'étranger. Ainsi, dans la réalité, la croissance du nombre de déplacements
a-t-elle été plus forte que les 3 pour cent annoncés. En revanche, pour 2002, nous n'avons pas encore les chiffres des revenus, et il est probable que dans un certain nombre de cas, les touristes soient tout de même partis mais aient réduit la durée du séjour et le montant des dépenses.

Il faut avoir à l'esprit que, dans une situation de crise, les pays et les entreprises entrent en concurrence de manière plus accentuée. Ils proposent des offres promotionnelles pour attirer le client qui se fait rare. Par exemple, l'Egypte a beaucoup baissé ses prix et a subventionné les vols charter. Dans ces conditions, ce pays, après avoir souffert durant l'hiver 2001-2002, a bien redémarré au printemps dernier, et l'été a été bon. Pourtant, lorsque nous aurons les résultats en termes financiers, il apparaîtra que les revenus du tourisme égyptien n'auront probablement pas suivi la progression du nombre des arrivées.

Globalement, il est tout de même encourageant que dans un environnement qui est dur et difficile, cette industrie résiste relativement bien.

Comment voyez-vous les chiffres pour 2003 ? Comment croyez-vous que le secteur va se comporter cette année?

Si vous me dites quand va commencer et va finir la guerre d'Irak et quelle forme elle va prendre, il me sera plus facile de répondre à la question. Je ne suis pas très optimiste malgré la résistance du consommateur qui, une fois de plus, se manifestera si un conflit doit avoir lieu en Irak. Il est probable que les phénomènes de compensation temporels et géographiques que je viens de décrire, joueront, comme ils ont joué en 1991 et 1992. Néanmoins, le conflit de l'Irak, avant même qu'il ait éventuellement commencé, produit déjà des effets négatifs sur l'activité touristique.

En effet, les opérateurs de tourisme sont comme tous les opérateurs : ils ont horreur de l'incertitude. Regardez la situation des marchés financiers : ils demeurent dans l'expectative. En fin d'année dernière, il y a eu une amélioration temporaire, mais ensuite ils ont replongé. Les décisions économiques ne sont pas prises dans l'attente de savoir comment évoluera l'environnement politique général. Ce comportement d'attentisme s'applique également aux investisseurs touristiques et ainsi qu'aux consommateurs de services touristiques. Les uns comme les autres hésitent. Les indications que nous recevons des grands tours opérateurs montrent que le niveau des réservations en ce début 2003 n'est pas bon. Il est en dessous de la moyenne des années passées à la même époque.

Il est vrai qu'un autre aspect de cette situation de crise est d'accélérer les phénomènes de " late booking ", c'est-à-dire de décision de départ à la dernière minute. Ainsi, le fait que le niveau des réservations en 2003 soit en-dessous du niveau normal peut pour une part traduire ce phénomène de " late booking ". La situation est préoccupante, mais cela ne veut pas dire qu'in fine, on ne se retrouvera pas à un meilleur niveau.

Nous y verrons plus clair au mois de mars, lorsque la situation politique aura évolué et lorsque se tiendra à Berlin la grande foire annuelle de l'ITB. Tous les opérateurs y sont présents, et généralement, à cette époque, on peut se faire une idée assez précise de ce que sera la saison d'été de l'hémisphère nord. C'est pour cela que nous pensons organiser une réunion du " comité de relance " de l'OMT, qui réunit les ministres des grands pays et les opérateurs du secteur privé, durant l'ITB de Berlin.

Vous constatez dans votre dernier rapport que l'économie a une place prépondérante vis-à-vis du secteur touristique. C'est-à-dire que l'aspect économique a plus d'importance dans la mentalité des visiteurs que, par exemple, les événements qui se sont produits dernièrement dans le monde. Dans ce sens là, le redémarrage de l'économie mondiale pourrait éventuellement faire augmenter les revenus dans le secteur touristique.

Oui, effectivement. Ceci étant, le tourisme ne respecte pas les lois de la consommation telles que les grands économistes nous les décrivaient autrefois. Le tourisme, c'est le mauvais élève de la classe. Dans les universités, les professeurs nous expliquaient que le tourisme était en quelque sorte une consommation résiduelle, selon les théories de Modigliani, Duesenberry ou Milton Friedman. En situation de difficultés économiques, de montée du chômage, de diminution de la croissance, et encore plus de récession, les ménages étaient supposés concentrer leur demande sur les biens de première nécessité, afin de se nourrir, se loger, se vêtir. Les autres dépenses, notamment les dépenses de loisir, de détente et de voyage, étaient perçues comme des dépenses accessoires et marginales, que l'on pouvait plus facilement supprimer en temps de crise.

Je crois que cette analyse est fausse, en tout cas pour ce qui concerne les classes moyennes et aisées des pays industrialisés, comme ceux de l'Europe de l'Ouest. Pour ces groupes sociaux, le tourisme et les loisirs sont devenus maintenant un élément important, qui participe de leur conception de la vie. Il accompagne la diminution du coût du transport, notamment du transport aérien, la généralisation de la voiture individuelle, ainsi que l'extension du temps libre et la diminution du temps travaillé durant la semaine. Il est devenu en quelque sorte, une composante incompressible du niveau et du mode de vie. C'est pourquoi, en situation de crise, le consommateur coupera sa dépense, retardera son départ, attendra pour être sûr de ce qui se passe pour lui, et autour de lui ; mais, par ailleurs, repartira peut-être une deuxième fois dans l'année, s'il s'aperçoit que, finalement, il ne s'en est pas sorti si mal, qu'il lui reste de l'argent disponible et que les conditions sont réunies pour repartir. C'est pourquoi les lois de la consommation et les contraintes qui résultent du problème de sécurité se conjuguent pour transformer le comportement des consommateurs des services touristiques.

Bien évidement, le climat général joue son rôle, et si la croissance redémarre, si les marchés financiers repartent à la hausse, automatiquement les avoirs des ménages vont se trouver réévalués, et une partie de la consommation additionnelle qui en résultera se portera sur des dépenses de tourisme.

En situation de difficulté, les dépenses de tourisme jouent en quelque sorte un rôle d'autostabilisation économique, qui n'a peut-être pas été beaucoup noté jusqu'à maintenant. Ce phénomène explique le fait que, prises globalement, les années 2001 et 2002, marquées à la fois par une situation économique médiocre pour les grands pays émetteurs et par des événements dramatiques, n'aient pas connu une évolution réellement désastreuse. L'économie américaine s'est ralentie en 2001, l'Allemagne, un des principaux pays émetteurs, s'est trouvée pour la première fois en face de véritables difficultés économiques alors que le Japon en était à sa troisième année de stagnation. Or ce sont là les trois principaux marchés générateurs, et c'est vraiment une circonstance particulière que tous se soient trouvés en situation délicate en même temps. À cette faiblesse des grands marchés émetteurs se sont ajoutés les événements du
11 Septembre, les problèmes de sécurité, la peur de prendre l'avion, les attentats de Djerba, Mombasa et Bali. Malgré cela, nous avons eu uniquement 0,5 pour cent de diminution du nombre d'arrivées en 2001 et 3 pour cent de croissance en 2002. Certes, les arrivées ne sont pas les revenus, mais c'est tout de même un secteur qui résiste bien.

Quelles activités peuvent être créées pour reconquérir la partie du marché perdue l'année dernière ?

L'une des raisons pour laquelle l'année 2002 a finalement été modérément bonne est le fait que les acteurs économiques et politiques ont relativement bien travaillé, qu'ils ont pris les bonnes décisions économiques et qu'ils l'ont fait en étroite coopération. L'action du " comité de relance " établi par l'OMT pour faire face à la crise, a été exemplaire à cet égard en mettant ensemble les décideurs politiques et les acteurs économiques.

L'une des manières de reconquérir le marché est de favoriser cette coopération publique / privée, spécialement importante dans le secteur touristique. Ces dernières années, allant dans le sens des théories du néo-libéralisme, il y a eu un état d'esprit en faveur du recul de l'État et de la puissance publique dans le secteur touristique, en considérant que c'est un secteur qui, par définition, doit vivre de l'initiative privée. Il est évident que ceci est vrai : l'initiative et l'investissement privés sont les moteurs de ce secteur. Pourtant, pour réussir, il faut un environnement qui soit le plus favorable possible pour les entreprises. Je me réfère à l'environnement au sens large, c'est-à-dire, non seulement l'environnement physique et naturel, mais aussi les procédures administratives de passage des frontières, la sécurité, les infrastructures, les appareils de formation, la protection des consommateurs, la possibilité de rapatrier ses bénéfices. Un environnement physique mais aussi légal, fiscal et réglementaire.

Pour mettre en place des conditions favorables pour les entreprises du secteur, il faut qu'existe un vrai dialogue entre puissance publique, secteur privé, mais aussi et souvent autorités locales, car ces dernières sont de plus en plus des acteurs privilégiés dans les grands pays. Par exemple, aux États-Unis, en Belgique, il n'y a plus d'administration centrale ou fédérale du tourisme -ce qui peut être regretté par ailleurs- et les responsabilités publiques s'exercent uniquement au niveau local. À mon sens, le tourisme y est moins bien défendu. Deux pays d'Amérique du Nord, le Canada et le Mexique, ont mieux réagi à la crise née du 11 Septembre que les États-Unis, grâce à la coopération qui y existe entre une administration centrale limitée, mais solide, les provinces, ou les États de la fédération pour le Mexique, et le secteur privé. Les États-Unis ont éprouvé plus de difficultés, car s'il existe dans ce pays une administration fédérale forte dans le secteur de l'aviation civile, mais il n'en existe plus depuis 1995 dans le domaine du tourisme.

Je crois que l'une des clés d'une bonne réaction face aux crises, est de maintenir une capacité d'impulsion au niveau des États et de mettre en place les outils de dialogue, notamment en matière de promotion, entre secteur privé, autorités locales et gouvernements centraux.

Quelle importance accordez-vous aux activités promotionnelles, comme les foires de tourisme ?

En périodes de difficultés, les gouvernements confrontés à une crise, coupent souvent les budgets publics pour les activités de promotion. Or, il faut savoir que c'est en fait le contraire qui est recommandable. C'est le moment d'investir dans la promotion, au lieu de réduire l'effort -ce qui est difficile parce que c'est le moment où les gouvernements n'ont pas les moyens pour agir. C'est ce qu'un pays comme la Thaïlande a pourtant su faire en 1997-98, en plein milieu de la crise asiatique, laquelle avait pourtant commencé avec l'effondrement du marché financier de Bangkok et la chute du bat thaïlandais. En lançant sa campagne, appelée " Amazing Thailand ", cette destination s'est développée au moment où d'autres pays adoptaient une attitude protectrice ou malthusienne, et le résultat a été qu'elle s'est imposée au détriment de ses concurrents. Plus récemment, la Malaisie a fait également, à contre-temps de la conjoncture, des efforts financiers appropriés, qui portent leur fruit. Le Mexique a lancé sur le marché des États-Unis des campagnes importantes pour réagir à la crise consécutive au 11 septembre. Certes moins d'Américains sont venus au Mexique (peur de voyager, difficulté du passage de frontières), et pourtant ce pays a vu ses revenus en 2002 augmenter de 5 pour cent. Ce n'était pas du tout évident pour une destination comme celle-là dans un tel contexte car le Mexique est naturellement très dépendant du marché émetteur des États-Unis.

Ainsi donc, savoir bien utiliser les moyens de promotions est important. Savoir aussi, comme vous le faites vous-même dans votre propre entreprise, utiliser les ressources des nouvelles technologies, l'est aussi. Ces dernières permettent souvent à des destinations émergentes d'accéder directement au consommateur, à un coût beaucoup plus faible que les moyens de promotion et de communication traditionnels. L'OMT a beaucoup investi dans le domaine des nouvelles technologies et dans l'utilisation de l'Internet pour le tourisme, non pas en faveur des grandes entreprises, car elles n'ont pas besoin de nous, mais en faveur des petites et moyennes entreprises, et surtout des destinations les moins avancées pour lesquelles de tels instruments peuvent, sinon remplacer, du moins suppléer les moyens traditionnels, comme la participation à des foires et salons, les publications, les voyages de familiarisation ou l'ouverture d'un office de promotion dans un pays étranger, qui coûte relativement cher.

En tant que Secrétaire Général de l'OMT, quel est votre message afin d'encourager les touristes à voyager davantage dans les années à venir ?

Le monde dans lequel nous vivons est incertain et dangereux. Mais il faut savoir surmonter notre appréhension. En ayant peur de ce qui peut se passer et en refusant de se déplacer, nous récompensons et encourageons ceux qui se livrent aux actes terroristes.

Je crois que les gouvernements ont pris la mesure du problème. Dans la plupart des destinations, des efforts considérables ont été faits pour la sécurité du transport aérien et des aéroports. Les conditions sont réunies pour pouvoir à nouveau voyager et découvrir le reste du monde en sécurité ; dans le même temps, nous nous faisons plaisir ; nous satisfaisons un besoin intense de curiosité et de détente.

Je crois aussi que nous contribuons à un monde plus équilibré en voyageant. Le tourisme est l'un des domaines dans lequel les pays en voie de développement, les pays les plus pauvres, sont gagnants par rapport aux pays riches. Les balances des paiements cumulées sont en faveur des pays en voie de développement, par rapport à celles de la zone OCDE. C'est pour les premiers une chance de se développer, et il faut les y aider.

J'espère que 2003 ne sera pas trop perturbé par les crises qui s'annoncent. Une crise n'est jamais bonne pour le tourisme. Le tourisme et la guerre ne font pas bon ménage. J'espère qu'au contraire, ce secteur va une fois de plus démontrer sa résistance et qu'il apportera aux pays qui en ont besoin une richesse dont ils sauront faire profiter leurs populations et leurs travailleurs.

Merci beaucoup.

Note: WINNE cannot be held responsible for the content of unedited transcriptions.