Comment voyez-vous les ressources humaines
en Algérie et surtout leur éducation,
moteur de croissance dans l'économie
algérienne?
On ne peut répondre à cela sans
faire une brève rétrospective.
Il faut savoir que l'Algérie s'est
ouverte à l'Indépendance avec
de graves difficultés sur le plan éducatif.
Elle a organisé, en 1962, une rentrée
scolaire dans des conditions difficiles, avec
le départ de 17.000 enseignants français
sur les 19.000 qui étaient en place.
Il fallait donc les remplacer, mais c'était
un des objectifs fondamentaux du gouvernement
de l'époque, qui s'est imposé
le défi d'assurer l'ouverture des portes
de l'école et répondre ainsi
à l'une des aspirations les plus légitimes
et les plus pressantes du peuple algérien.
Ces enseignants ont été remplacés
par le recours à la coopération
de beaucoup de pays, notamment moyens orientaux,
seuls ayant répondu à l'appel.
Aujourd'hui nous pouvons dire avec beaucoup
de fierté que l'Algérie a rattrapé
ses retards historiques en matière
de scolarisation. Et elle a pu, depuis l'indépendance,
avec beaucoup de courage et de sacrifices,
faire face à la demande nouvelle qui
s'exprimait en matière d'éducation
et qui était de plus en plus forte
compte tenu de l'explosion démographique.
Et cela pour deux raisons: la première
est que l'Algérie a accordé
une priorité absolue au développement
du système éducatif ; elle lui
a accordé pendant deux décennies
consécutives 11% à 13 % du PIB.
La deuxième raison est qu'elle a opté
très tôt, dès les années
60, ce qui n'était pas le cas de beaucoup
de pays comparables, pour la gratuité
de l'enseignement et sa démocratisation.
Le résultat est qu'aujourd'hui nous
avons 8 millions d'élèves à
l'école et que des pays comparables
du point de vue de la population ont 2 à
3 millions d'élèves de moins
que nous. Nous avons mis en place une politique
de soutien à la scolarisation à
la fois intense et soutenue à travers
les cantines, le transport scolaire, les trousseaux
et les bourses. Et nous avons dans ce sens
là des dépenses sociales importantes.
La première grande conclusion sur laquelle
je veux mettre l'accent est que nous avons
rattrapé les immenses retards historiques
et que nous avons pu faire face à la
demande nouvelle qui s'exprimait depuis l'Indépendance.
Quelques chiffres : aujourd'hui, 28% de la
population algérienne est à
l'école contre 8% à l'indépendance,
pour une population qui a triplé.
Vous parlez des personnes qui sont en âge
d'être scolarisées?
Tout à fait, et je parle de l'école
au sens large, y compris l'université.
Deuxième grande conclusion, le taux
de scolarisation était dans les années
1965/1966 de 38%. Aujourd'hui il est de 82%.
Troisième point important, la participation
féminine, qui était quasi insignifiante
à l'Indépendance, est actuellement
quasiment paritaire dans l'enseignement primaire,
majoritaire dans l'enseignement secondaire
avec 51,5% ainsi qu'à l'université
avec 55%. 4ème point, également
le taux d'analphabétisme; il était
de 85% à l'Indépendance, européens
compris. Sans ces derniers, il était
de 91%. Aujourd'hui il est de 31%, soit trois
fois inférieur. Le cinquième
point important est qu'aujourd'hui nous avons
un potentiel humain d'enseignants considérables,
14 fois plus élevé qu'à
l'Indépendance. Nous avons un important
potentiel en matière d'infrastructures
et d'établissements. Pour mesurer le
chemin parcouru depuis l'indépendance,
il faut souligner que nous avons réalisé
en 40 ans, 20 à 40 fois plus que ce
que la France a fait en 130 ans. La France
réalisait en moyenne 150 classes primaires
par an. Nous en avons réalisé
en moyenne 3.000 par an. Cette année,
nous avons réalisé 3.857 salles
de classes. En terme de collèges, la
France réalisait 2 collèges
en moyenne par an. Nous en avons réalisé
près de 80 par an. En termes de lycées,
la France construisait 1 lycée tous
les 4-5ans, nous en réalisons à
peu près 40 par an. Nous avions à
l'indépendance 17 centres de formation
professionnelle, nous en avons aujourd'hui
500. Nous avions 1.000 étudiants à
l'Indépendance, aujourd'hui ils sont
au nombre de 630.000. Nous n'avions aussi
qu'une ville universitaire, actuellement l'Algérie
en compte 30. Le nombre des bacheliers est
passé de 1. 700 à l'indépendance
à 130.000 actuellement. Tous ces écarts
ont été réalisés
tout en ouvrant plusieurs fronts dans d'autres
directions. Il y avait celui de la démocratisation,
avec les implications en matière de
construction et de formation des enseignants,
la gestion d'un gigantesque système
en même temps qu'il fallait relever
le défi de la récupération
de la langue et de la culture nationale. Il
fallait nationaliser les programmes et récupérer
la langue arabe qui était, avant, quasiment
interdite dans son propre pays, ainsi que
développer et diffuser la culture nationale.
Cela s'est fait dans le cadre d'un processus
complexe qui n'a pas toujours donné
de bons résultats sur le plan qualitatif.
Dans l'ensemble, au risque de me répéter,
nous avons rattrapé le retard historique,
nous avons fait face à la demande nouvelle
avec un taux de croissance démographique
de l'ordre de 3,2 %. Je signale au passage
que nous en sommes à 1,4% aujourd'hui
et c'est pour cette raison que les effectifs
se stabilisent. Mais tout cela a été
très difficile car nous avons fait
le choix d'un projet éducatif d'essence
démocratique et donc choisi délibérément
de gérer les contraintes au quotidien.
Nous n'avons pas ou peu été
aidés et avons compté sur nous
même. Aujourd'hui nous avons récupéré
l'aspect culturel, nous avons fait les progrès
qu'il fallait pour permettre à tous
les enfants algériens d'aller à
l'école.
Pourquoi des réformes du système
éducatif national ?
Nous avons en fait gagné la bataille
quantitative, nous sommes en train d'ouvrir
le front de la bataille qualitative. Le fait
que nous ayons à choisir ce type de
modèle de gestion de contraintes et
non pas une évolution au fil de l'eau
du système éducatif a fait que
nous avons eu quelques retombées négatives.
Première retombée importante
est le fait d'avoir des zones difficiles où
le taux de scolarisation est encore relativement
faible. Nous allons donc nous intéresser
davantage aux zones d'éducation prioritaires.
Deuxièmement, nous avons des rendements
faibles, des taux excessifs de redoublement,
des exclusions et des échecs aux examens.
Nous avons eu cette année 34% de réussite
au baccalauréat, à peu près
35% de réussite au brevet ; nous avons
donc à parachever le processus de démocratisation
de l'enseignement, en limitant les déperditions
et aussi à augmenter le taux de rendement
du système éducatif. Nous avons
également des insuffisances sur le
plan de la qualification des enseignants car
il fallait recruter en masse avec des niveaux
faibles, former rapidement et donc livrer
au système éducatif les enseignants
qu'il fallait. Nous avons dû recruter
et former quelque 380.000 enseignants. Nous
avons donc à ce niveau là un
grand chantier de valorisation de la qualification
de ceux qui ont les déficits les plus
lourds, mais il faut reconnaître que
la sous-qualification n'est pas de la faute
des enseignants, mais plutôt du dispositif
lui-même et du rythme imprimé
à la croissance du système éducatif.
Avez-vous, dans ce sens, des accords avec
des institutions internationales qui vous
permettent d'améliorer la qualification
de vos enseignants ?
Nous avons demandé à plusieurs
pays ainsi qu'à des organisations internationales
comme l'UNESCO de nous aider, d'abord sur
le plan méthodologique, et aussi sur
celui de la mise en uvre de la formation
des enseignants. Mais quelles que soient la
nature ou l'importance de ces aides, elles
resteront insuffisantes par rapport aux besoins.
Si vous permettez je souhaiterais poursuivre
sur la question précédente relative
aux exigences liées aux réformes.
Nous avons aussi le problème de l'inadaptation
des programmes, d'enseignement qui n'ont pas
été revus depuis longtemps ;
ils sont assez vieux et parfois obsolètes,
il faut donc les adapter. Il faut aussi adapter
l'école par rapport aux besoins de
l'économie. Là il y a matière
à réflexion dans le cadre de
la réforme que nous avons engagée
et qui est en état de préparation
avancée pour sa mise en uvre.
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Mais globalement, les insuffisances sont liées
à la sous-qualification des enseignants,
au vieillissement des programmes, à
la non-adaptation au progrès universel
et au faible rendement du système,
bien que nous y consacrions des moyens financiers
considérables. Voilà donc le
diagnostic que nous pouvons établir
pour le moment et qui nous conduit à
engager la réforme sans tarder.
Quelles sont les lignes de force de la
réforme ?
Le Président de la République
a engagé une réflexion à
ce sujet à travers une commission nationale
qui a rendu ses conclusions. Le conseil des
ministres et le gouvernement les ont examinées,
et des axes de travail ont été
arrêtés dans le cadre du programme
du gouvernement, qui a été adopté
par l'assemblée populaire nationale.
Ces axes sont, premièrement, la formation
et le perfectionnement des enseignants et
de tout l'encadrement administratif et de
gestion, afin de donner aux acteurs du système
éducatif plus de qualification et qu'ils
puissent ainsi améliorer la qualité
des enseignements et en même temps que
le système éducatif soit mieux
géré, avec une amélioration
de sa rentabilité. Le perfectionnement
des enseignants constitue un énorme
chantier puisqu'il y en a plus de 100.000
à recycler pour qu'ils puissent mener
à bien la réforme. Un deuxième
chantier concerne la refonte de la pédagogie
et la réhabilitation des champs disciplinaires.
Nous entrons dans une nouvelle phase qui consiste
à ouvrir l'élaboration du livre
et du manuel scolaire à l'édition
privée nationale et étrangère,
l'Etat gardant évidemment la maîtrise
exclusive et totale des programmes et des
contenus. J'ai installé dernièrement
à cet effet une nouvelle commission
des programmes, pour prendre en compte les
nouvelles orientations du système éducatif.
Nous lancerons des appels d'offres aux éditeurs
qui vont soumettre leurs propositions de manuels
scolaires pour que nous puissions, dès
la prochaine rentrée, les inclure dans
le cadre de la réforme et mettre les
nouveaux livres à la disposition des
élèves s'ils sont acceptés
par la commission d'homologation. Nous allons
réhabiliter la philosophie et l'histoire
en tant que disciplines majeures, réintroduire
la symbolique universelle et faire de sérieux
efforts sur le plan de la qualité des
manuels au plan des contenus mais aussi sur
le plan de la forme, des couleurs et de la
présentation.
Et les autres pôles de la réforme
?
Le troisième pôle de la réforme
est la réorganisation du système
éducatif. La première mesure
est d'alléger les programmes car les
nôtres sont parmi les plus chargés
du monde. Nous avons réduit en 1980
la durée de l'enseignement dans le
collège à 3 ans, et nous nous
sommes aperçus qu'il en résultait
des programmes trop chargés, avec 38
heures par semaine. Nous allons redéployer
l'enseignement du collège sur 4 années,
mais en maintenant le même volume horaire
global des 3 ans. Pour l'enseignement primaire
nous allons peut-être le réduire
de 6 à 5 ans, en relation avec le développement,
au préalable, de l'enseignement préscolaire.
Ce sont donc les modifications concernant
l'éducation de base obligatoire. Mais
il faut dire qu'avec ces mesures, nous n'aurons
pas réglé le problème
de la réorganisation car après
l'éducation de base obligatoire nous
avons un gros problème avec tous ceux
qui passent dans l'enseignement secondaire
et qui veulent tous aller vers le baccalauréat
car l'enseignement technique ou les cursus
professionnels courts n'attirent pas les élèves.
Or nous savons que 70% des élèves
algériens échouent au baccalauréat.
Nous allons donc introduire un segment nouveau
qu'on appelle l'enseignement professionnel
pour leur donner une formation et une qualification
au lieu de les laisser s'engager dans une
voie sans issue. Nous voulons les préparer
à des familles de métier et
non à des postes, comme dans la formation
professionnelle, pour leur permettre d'être
polyvalents, plus aptes à la mobilité
professionnelle et ainsi s'adapter l'évolution
de l'emploi. Cet enseignement est moins cher
que la formation professionnelle. Les meilleurs
pourront, par la suite, poursuivre leurs études
à l'université ou dans des instituts
supérieurs. Il nous faudra donc créer
entre ce type d'enseignement et l'université
des ponts et des passerelles. Il y aura toujours,
à côté, la formation professionnelle
qui constitue un autre segment. Notre ultime
objectif est de donner à tous les moyens
de pouvoir s'instruire et se former sans limitation
aucune, sauf celle liée aux aptitudes.
Quelles sont les actions entreprises dans
le cadre de l'adaptation des programmes par
rapport aux enjeux économiques, ainsi
que l'adaptation des mentalités?
Il y a là deux voies importantes, la
première est que nous allons nous ouvrir
considérablement aux nouvelles technologies.
Nous sommes en train d'équiper tous
les établissements en dispositifs informatiques
et nous avons une grande bataille à
mener, qui est celle des contenus. Il ne s'agit
pas d'acheter de l'équipement informatique,
mais de savoir quel usage on en fait. Ou bien
l'informatique investit la pédagogie,
et à ce moment là la révolution
des mentalités se fait, ou bien elle
reste un instrument de manipulation technique,
et dans ce cas là nous aurons raté
le rendez-vous. Notre mission est de faire
en sorte que l'informatique soit un pont et
une fenêtre importante d'ouverture sur
le monde, mais aussi un instrument essentiel
au service de la pédagogie. Nous allons
créer dans ce sens un grand centre
des innovations des technologies de l'information
et de la communication de l'éducation.
Nous voulons être autonomes du point
de vue de l'accès sur Internet, et
à ce titre être notre propre
provider. Nous voulons que l'éducation
dispose de tous les contenus multimédias
éducatifs dont nous avons besoin. L'informatique
va être un instrument important qui
va permettre d'ériger des ponts. Les
contenus seront d'abord en arabe car nos enseignants
sont majoritairement des arabophones. Sur
ce plan là nous avons beaucoup de retard,
c'est pour cela qu'il faut que l'UNESCO nous
aide. Si nous gagnons la bataille des contenus
en arabe, l'introduction des TIC dans l'éducation
sera assurée car les contenus en français
et en anglais sont disponibles et nous avons
les possibilités d'y accéder
facilement. Nous aurons fait un chemin considérable,
à la fois pour la formation des enseignants,
pour leur perfectionnement, mais aussi pour
la refonte des programmes. Lorsqu'un enseignant
pourra accéder, avant de dispenser
son cours, à tous les programmes disponibles
de différents pays, nous aurons gagné
un pari important dans la relation que peut
avoir l'enseignant avec l'élève,
mais aussi dans la confiance de l'enseignant
en lui-même. Pour mener cette bataille,
nous avons les crédits nécessaires
pour équiper les établissements.
Nous donnons la priorité à la
salle des professeurs, ainsi qu'à une
salle informatisée pour les élèves.
Nous allons "remplir" les instituts
de formation de formateurs d'équipements
informatiques. Nous estimons que les enseignants
sont dorénavant une partie de la solution
de la question pédagogique et qu'ils
sont impliqués dans la mise en uvre
de la réforme. Une réforme fondée
sur une démarche graduelle et méthodique,
et basée sur l'expérimentation.
Avez-vous un dernier message que vous aimeriez
transmettre aux investisseurs étrangers
à propos de la jeunesse algérienne?
73% de la population algérienne est
née après l'Indépendance
; cette jeunesse n'a pas les mêmes ambitions
ni les mêmes réactions que ses
aînés. Elle veut voyager davantage,
s'ouvrir au monde ; elle n'a pas les mêmes
types de débats. La jeunesse d'aujourd'hui
est segmentée ; il y a des jeunes qui
sont à l'école et ceux, toujours
plus nombreux, qu'il faut former et auxquels
il faut trouver du travail. Nous sommes en
train d'avancer, après une période
de crise difficile, dans le cadre du processus
démocratique pour construire un Etat
de droit où notre jeunesse qui est
inventive, imaginative et " débrouillarde
" trouvera une bonne place. Nous avons
de grandes capacités pour la former
et la qualifier au service de l'économie
nationale. Elle a l'esprit d'entreprise et
d'initiative, ce qui me permet de mettre beaucoup
d'espoir en elle.
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